L’état de grâce passe donc premièrement par une mise en question radicale. J’entends aujourd’hui qu’il est terrible de ne plus considérer le FN comme une exception, de le voir comme un parti lambda. Le mal qui nous conduit au mal, c’est d’avoir fait du FN une exception justement, d’avoir empêché tout dialogue par la mise en quarantaine : l’exception est ce qui distingue, mais aussi ce qui distancie. C’est une sacralisation, en tant que la sacralisation est mise à distance de l’intouchable. On ne peut comprendre le sacré, car il est au-delà de la limite humaine. Nous avons fait du FN le parti du sacré, et par là même le dispensateur d’une politique du sublime, c’est-à-dire celle de la violence (comme certains lisent la politique du sublime dans la Terreur). L’exception FN a engendré sa mise à l’écart, bête terrible qu’on ne regarderait qu’œil mi-clos pour ne pas s’épuiser, à moins de le voir dans l’excès pur de la violence et de la confrontation physique, du camp et de l’internement forcé, dans l’impensable de la haine.

En ce sens, la politique de dédiabolisation du FN est peut-être ce qui nous est arrivé de mieux : la désacralisation du FN sera potentiellement sa perte, car nous pouvons maintenant le comprendre et donc l’assimiler. C’est un espoir de fin de Haine. La dédiabolisation est donc hyperbole : elle vient révéler par l’exagération ce qui peut être à l’origine de l’engouement pour le FN, au-delà de la haine. Dédiabolisation qui pourtant ne s’ajoute au fond qu’à ce qu’on refusait de voir auparavant : le monstre du front national, c’est le monstrum, celui qui est montré, et donc celui qui par renversement, par révolution, montre notre regard sur le monde, révèle nos catégories de pensée. Ne doit-on pas alors faire l’archéologie du Front National, comme Foucault a pu le faire avec les monstres de la maladie mentale ?

Paradoxalement, c’est évidemment aussi cette dédiabolisation qui permet sa potentielle accession au pouvoir présidentiel, que l’on ne saurait vouloir.

Il devient à ce titre nécessaire de s’opposer à notre dogmatisme de gauche, qui, par ce jeu paradoxal, a mis le FN sur un piédestal en le définissant comme infréquentable, finalement propice à cristalliser les mécontentements les plus divers. Cela passe par internet, où il y a une véritable défaillance du marketing de la gauche progressiste ; on ne sait plus se vendre, et l’on paraît extrêmement dogmatique. Le fait est qu’il ne s’agit pas d’avoir raison ou tort, et qu’il faut sans doute affirmer les choses avec conviction et parfois une certaine violence pour parvenir à les faire entendre. Mais à force cela créée l’hermétisme, et alors la gauche radicale devient vue de l’extérieur un « rassemblement de gauchiasses cosmopolites bisexuelles qui bossent pas et passent leur temps à demander plus » (j’amalgame un ensemble de termes trouvés ça et là, entendus ici ou là-bas : ce n’est pas de mon seul cru).

Encore une fois : le problème n’est pas d’avoir raison ou pas, et je me sens assez convaincu par les luttes de la gauche sur l’internet, aussi diverses soient-elles. Le problème est de tendre la main pour combler la fracture en la com-prenant, préfixe latin « cum– » « avec », en prenant avec, par le saisissement commun de ce qui crée la fracture. Il va falloir que l’on apprenne à saisir ensemble, la communauté de la préhension s’ouvre à nous (et avec, la communauté de l’appréhension possible). Et l’on ne peut attendre la main tendue d’un parti dont on a vanté la haine pendant des années et des années, avec pour but de l’empêcher de s’exprimer.

Il suffit de constater à quel point certains se gargarisent des résultats des élections sur Paris pour prendre la mesure de notre décalage. Non, le fait que le FN fasse moins de 5% à Paris n’est pas une gloire. Non, le fait que le FN ne soit pas à des scores élevés dans les grandes villes n’est pas une victoire. C’est au contraire le signe de notre défaillance, et des fractures territoriales qui nous divisent de façon de plus en plus importantes. Contre les privilèges parisiens, ceux de la petite couronne en plus disons (je m’y inclus, donc), mais aussi ceux des grandes villes, il y a un vote de classe, un vote des oubliés, de ceux qui n’ont pas la chance d’habiter à proximité d’une grande ville, d’avoir accès à des études facilement car il faut avoir les moyens de se loger dans la ville, des industries qui délocalisent, des commerces de proximité qui ferment au profit de ces immenses zones industrielles dans lesquelles il faut perdre son après-midi à la vacuité de la consommation qui nous fout au chômage.

Aspect géographique de la domination qui est trop souvent écarté au profit de ceux de la race et du genre, et qui doit appeler à une redéfinition de l’économie des privilèges que porte la gauche progressiste. Le souci d’une économie des privilèges est qu’une économie se définit par des valeurs qui prennent place dans un champ. Elle appelle nécessairement à des positionnements et donc à des hiérarchies. Hiérarchies qui sont quasi-invisibles pour ceux qui les perpétuent (et qui s’opposeront de ce fait à la simple appellation d’« économie des privilèges »), mais pourtant subies par d’autres. Je crois qu’il faut prêter attention à nos hiérarchies implicites pour combattre l’aspect structurel de la domination géographique : notre lexique est encore par trop définit par des parisien.ne.s, en somme. On ne peut quantifier la souffrance des gens, il ne faut donc pas simplement imposer un stigmate inversé, qui peut cacher par la dénomination, et notamment sur le champ de bataille qu’est internet, des dominations qui nous échapperaient (je pense notamment aux handicaps, ou ici à la géographie : sous une photo de profil se cache une vie, pas besoin de l’assigner à ses caractères les plus visibles, en reproduisant par là même le jeu de la structure d’assignation que l’on cherche à combattre).

Oubliés géographiques, sacrifiés à nos modes de vie, sacrifiés de la mondialisation. Ce que la sacralisation du FN montrait bien : ce qui est sacré, c’est ce qui est dernier lieu est à mener au sacrifice, comme le prisonnier aztèque qu’on élève au rang d’envoyé des dieux, intouchable pendant une année complète, et dont on arrache le cœur sur l’autel à la date convenue de l’offrande de sa vie au cosmos. Or, on ne peut demander à une partie de la population le sacrifice exigé par notre cosmologie consumériste.

Nous avons éludé la compréhension de ce phénomène de classes géographiques (qui sont aussi, souvent, économiques, évidemment) et que le FN s’est accaparé, que la gauche bien-pensante, mortifère, n’a pas su investir. Bien-pensante car dès qu’elle soupçonnait non pas un lien, mais une simple parole, une idée divergente de son dogmatisme, elle blacklistait : Guilly accusé de jouer le jeu du FN parce qu’il a étudié les disparités territoriales et a voulu mettre à jour le modèle du privilège en incluant sa composante territoriale (car cela faisait des banlieues des territoires qui n’étaient plus les seules à être dominés, tel qu’accepté par la doxa), Chouard évincé du jeu médiatique parce qu’il a osé admettre la possibilité de dialoguer avec Soral, récemment Yann Moix se faisait tacler en direct pour ses liens avec des gens d’extrême-droite. C’est donc comme la peste : ne les côtoyez pas, ça se transmet. Dogme incompatible avec une république unie. Je donne ma tête à couper en premier, jetez-moi la pierre : j’ai des amis d’extrême-droite, du bord le plus fascisant. Comme j’en ai d’extrême-gauche, d’un bord que certains disent parfois – à tort, il me semble – fascisant aussi. Si l’on ne peut comprendre ces bords, alors essayer d’unir ne vaut plus rien, et seule la mort nous rassemblera tous. Et les différences se résoudront en violence.

« Don’t shoot the messenger ».

Il faut donc prendre le risque de l’acte de foi, de la compréhension ; risque majeur, à prendre avec le plus de précautions possibles, et qui pourtant sera pris par certains, à coup sûr, comme une collusion avec le FN. Je n’appelle pas à voter pour eux, je ne le ferais pas moi-même, c’est hors de question. Néanmoins le soupçon de compromission est légitime, et il est fort possible que je me trompe : tant pis, au moins aurais-je essayé de tenter autre chose que la violence et qui veut tendre vers la fraternité. En ce sens je serais fidèle à mes convictions les plus intimes.

Poser la voie de la compréhension, c’est-à-dire sortir de la haine incompréhensible pour pouvoir rendre compréhensible, sans l’oublier pour autant, c’est l’autre voie possible pour nous libérer de la tension, de la fracture du pays, de la pression qui pousse à l’explosion. C’est aussi le seul moyen de faire intelligemment barrage au FN, en évitant que la situation ne se répète encore et encore. Parvenir à la compréhension, ce sera l’état de grâce.

A partir de l’état de grâce, pourra se mettre en place une politique qui prend en compte les exclusions, qui sont celles d’une partie de l’électorat du FN, et qui je le pense, convergeront étrangement pour les commentateurs avec les même problématiques que celles des militants ouvriers d’extrême-gauche. Alors, pas la main tendue à l’autre, par l’état de grâce, l’on sortira de la haine. Car elle n’était, au fond, que le symptôme du même problème que celui exprimé à l’autre extrême : le libéralisme économique et ses affres, qui ne peuvent profiter qu’à des classes moyennes supérieures et au-dessus d’elles, aux citadins et autres privilégiés géographiquement.

C’est ce pari que je veux tenter de faire, et il est éminemment risqué, car il postule du pouvoir du dialogue. Mais si le pari de l’état de grâce ne peut payer, alors je crois que notre démocratie est déjà par trop moribonde pour être sauvée.

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