De mémoire juvénile – mémoire gamine, mémoire de bête, sensations obscure et conscience éteinte, dissolue dans le monde comme l’eau est dans l’eau – Juliette n’avait jamais encore ressenti telle insatisfaction débilitante. C’était comme si l’épaisseur de la réalité et des jours et des jours passants avait contaminée sa décharge, unique intervalle d’évasion à soumettre, terre encore inviolée par la fadeur du temps. La meurtrissure de l’ennui gagna son front chaud, et elle demeura étendue. Son corps et ses yeux s’écarquillèrent en un long soupir, et l’instant s’étira en secondes tuméfiées et pataudes. Tout s’allongea dans son repos, le temps, l’espace, et l’infinité d’accomplissements qu’elle restait à être avant d’y passer. Pourtant ça n’aurait pas du être bien neuf. Elle avait déjà été insatisfaite, d’une frustration qu’agaçait d’autant plus l’insistance frénétique de son désir, et ce même dans ses branlettes les plus furieuses. Mais ce jour là, écrabouillée sur sa parure, les motifs maculés ça et là par la souillure saumâtre épanchée par son corps, magma obscène de sueur et de foutre, ce fut différent. Ce n’était pas ça le problème, ce n’était pas de ne pas y arriver. C’était d’y parvenir de la sorte. Jouir sans peine aucune bâillonna son murmure, enraya sa décharge, étouffa son sursis. Sa déchirure s’affaissa sur elle-même, dans le grognement caverneux du trop plein de sa propre chair, qu’elle n’avait pu s’ôter dans un instant sincère.
Avec les hommes c’était différent. Elle était à chaque fois restée sur sa faim, dépitée en leur phallique compagnie. Ils étaient rarement alertes quand il s’agissait de comprendre la mécanique complexe qui régissait sa voluptueuse félicité, peu intéressés au fond par celle-là : eux voulaient emplir, user, saillir à la manière des bêtes, devenir comme l’eau est dans l’eau. Et c’était tout. Mais au moins avaient-ils de quoi la combler, a minima matériellement, de ces pulsations émouvantes dont ils pouvaient gorger sa béance. Et c’était pas si mal. Mieux enfin que ce qui venait de lui tomber sur le coin de la gueule.
Juliette n’avait eu que deux amants, et toujours un plaisir étroit avec eux. Elle aurait pu, comme beaucoup, se représenter le premier comme seul et unique, comme irremplaçable. Mais déjà les maigres lambeaux de sa singularité s’escamotaient de son souvenir par gros morceaux, effigie d’un temps passé qui, petit à petit, s’effritait dans le vent. Heureusement, la mémoire collective en série qui lui parcourait les pognes H24, fins entrelacs d’un code tout veineux, lui permettait parfois de se rafraîchir l’autobiographie. Elle ne le regrettait ni lui ni elle avec lui, elle n’avait rien perdu ni rien gagné d’ailleurs, rien pris ni donné, en tout et pour tout seulement l’illusion d’un échange, dans lequel elle était restée marron, insatisfaite et pourtant pas vorace pour un sou. Ils s’étaient entre-dévorés par accident, dans la précarité des amours qu’inflige l’adolescence, lui plus assuré peut-être dans la morsure qu’il infligeait à sa mémoire. Ils en ressortaient égaux, la satisfaction en moins côté Juliette. La seule chose qu’il leur subsisterait était ce poinçon sec et collant, stigmate du souvenir qu’à jamais chacun posséderait l’un sur l’autre. Lui, il en tirerait une gloriole périmée. Quant à elle, elle l’enverrait bouler dans l’abîme des instants défunts de nos corps oubliés.
Il ne lui avait pas fait de mal, pourtant. C’était un garçon plus vieux qu’elle de quelques années. Il arborait ostensiblement une crête de gel qu’il laissait traîner au vent sans crainte, sorte de mitre de plastoc capillaire insensible à la bourrasque. Il aimait les bijoux. Une chaîne en or lui ceignait le cou en permanence, pendouillait sur son poitrail vif dans l’eau chloré du petit bain – celui avec les toboggans –. Arrimée à son poignet droit, une gourmette en inoxydable étincelait, avec son prénom dessus, au cas où. Un diamant en toc perçait son oreille gauche. Elle l’avait rencontré au camping du Vieux Cèdre, auquel ils s’étaient rendus en famille chaque été jusque tard dans son adolescence. Et chaque été jusque tard dans son adolescence – seize ans exactement – ç’avait été la même chanson: farcir à toute force et jusqu’à ras le coffre débordant de la bagnole, pas trop tard pour pas se coltiner les embouteillages, mais putain Claire t’es toujours à la bourre, l’autoroute du Soleil, les bouchons et les klaxons et les jurons en mainiot de Papa qui, à proportion du temps qui passait, raturait son histoire par la mutilation linguistique de sa bambine éducation, avec l’air convaincu d’un garde-chasse de hobereau provincial. Le soir enfin, on atteignait le portail écaillé du camping, dont les croûtes pastel se mêlaient à une rouille mandarine dans une bouillie chromatique des plus charmante. De chaque côté du chemin de gravillons, les premières plate-bandes d’écorces laissaient progressivement place à un gazon bruni par le soleil au milieu duquel se dressaient à intervalles réguliers tentes multicolores et pins maritimes. Au fur et à mesure qu’on avançait vers le centre névralgique du Vieux Cèdre – l’espace aquatique toboggans-thalasso-jacuzzis – l’habitat mutait. Les canadiennes devenaient des dômes à longs arceaux, puis les camping-cars proliféraient, avant de laisser la place à des champs resserrés de mobile-homes, que séparaient très orthogonalement des haies de laurier palme. C’est dans ces boîtes préfabriquées que la famille passait deux pleines semaines suspendues hors du temps chaque été avant l’Assomption. A l’arrivée, on se dépêchait de récupérer la clé, et Jean infatué refusait d’être escorté par les saisonniers aux joues roses pour s’installer. Après tout, ils étaient habitués. La voiture ensuite filait vers la location en respectant la limitation de vitesse. L’impatience à son comble, Juliette avait pourtant l’impression que Papa roulait à toute berzingue, pressé lui aussi de bailler un grand coup en s’étirant de toute sa longueur rebondie.
L’arrivée au mobile-home poursuivait la choré. Il fallait vite fait s’installer, laisser Claire remplir les placards en contreplaqué effet chêne ancien avec les condiments qu’on avait trimbalé depuis Angers, pour pouvoir aller grailler dare-dare. Les exhortations de Jean, panachage d’une vulgarité agacée par la route et joyeuse d’être parvenue, motivaient ses troupes depuis le coffre qu’il déchargeait en suintant à grosses gouttes. Cela contraignait toujours Juliette à avorter son exploration méticuleuse des douze mètres carrés qui embaumaient une nouveauté frelatée d’hôtellerie. Cela abrégeait la planification relative aux commodités et à la chambrette qu’elle partagerait avec sa sœur, ce dont elle s’assurait de l’air tout à la fois terriblement digne et imbécilement niais des petites filles qui se voudraient déjà mères.
Un tour de clé rapide, et puis on se mettait en route vers le centre du complexe, tranquillement enfin. Chaque soir d’arrivée ils se faisaient famille le temps d’un chemin. Jean était radieux. Claire allongeait le pas, qu’elle avait ordinairement court et pressé, d’une façon chaloupée qui lui donnait une allure un peu gauche. Juliette et sa sœur contenaient leur curiosité toute excitée pour ne pas ébrécher le moment en foutant le père en rogne. C’était une étrange communion, et le monde un instant semblait graviter autour d’eux seuls en coulant. Le gravier crissait sous leurs pas, et parfois une branche se fracturait dans un craquement si sonore qu’il aurait pu déranger l’univers. Sous les stridulations des insectes de Provence, l’étendue infinie du crépuscule frémissait. L’odeur des résineux infiltrait leurs narines avec lourdeur, et semblait s’agglutiner contre leur palais en un cataplasme de caoutchouc. Ils marchaient en silence – même Jean se taisait –. Pour un peu, ils auraient souhaité disparaître, et ne pas subir les percées dans leur tranquillité infligée par leurs nouveaux voisins très temporaires qui, le long du chemin, les saluaient dans un éclat charitable de bonne humeur affectée. C’étaient autant de trous de balle qui poinçonnaient dans le repli de leur quiétude à peine conquise de fins orifices dans lesquels s’infiltrait à toute force une violente réalité fumet chipo et litron de pastaga.
Enfin, après avoir dépassé l’espace aquatique toboggans-thalasso-jacuzzi, ils arrivaient au resto du complexe dont l’activité se limitait principalement à enchaîner les pizzas trop peu cuites, le Neptuna. Là, ils jouaient aux habitués : Jean commandait deux Regina, une Campioné, una Orientale, le tout en roulant les « r » per favor, et en tenant la jambe au serveur, avec lequel il commentait ensuite les départs et arrivées d’autres habitués, prenait des nouvelles de Mme Machin la directrice, embranchait sur la végétation du coin, les feux de forêts, déboîtait sur les lopins disponibles, l’ambition usée de construire une baraque de ses mains nues pour vivre là, dérapait sur les jupes trop courtes des filles avec un œil espiègle destiné au serveur, s’attrapait les gros yeux de Claire, finissait en queue de poisson sur la splendeur du chant des cigales. Claire elle, était plus apaisée dans son silence. La soirée s’achevait tôt, tout le monde était claqué, on lisait un magazine, on s’endormait le ventre plein. La réalité, fumet chipo et litron de pastaga, Jean n’y céderait que le lendemain, mais les filles alors se seraient déjà enfuie pour jouir de leur liberté estivale.
Chaque été Juliette et sa sœur se faisaient de nouveaux potes, ou étaient assez veinardes pour retomber sur ceux de l’année passée. Dans ce cas, il fallait endurer les brèves heures de flottement qui s’installaient inévitablement, le temps que l’intimité s’échappe de nouveau des carcans de la pudeur, et que les adolescents puissent s’aimer simplement comme s’ils s’étaient abandonnés la veille. Il fallait rouvrir le déchirement de leur séparation de l’année précédente – largement plâtré en quelques semaines – et laisser s’épancher des sentiments pourris, avec la tendresse des enfants qui, dans leur sincérité, imitent bien les adultes. L’écart d’âge faisait que Juliette souvent était envoyée bouler lorsqu’elle souhaitait s’amuser, le soir, avec la frangine et sa bande estivale. Jean, conservateur pour ce qui était de sa sérénité à l’apéro et partisan de l’ataraxie dans la biture, contraignait alors la grande à se coltiner la gamine. Le tapage de l’aînée, longs râles de fulmination touchant principalement à l’agonie imposée à sa jeunesse pourtant déjà si consumée, se muait vite en justifications mi-confuses mi-agacées auprès de ses camarades, qui faisaient l’effort d’oublier rapido, compatissants, l’immixtion d’autorité parentale qu’incarnait la mioche.
Là, sa sœur donnée en spectacle dans la maladresse qu’infligent les exubérances hormonales de l’ingratitude, Juliette avait pu observer la violence des émois premiers, impudiques et vitaux, qui la parcouraient. Elle avait interrogé les déambulations des couples loin du groupe, ce subterfuge tout à la fois balourd et hardi et mal camouflé qui leur permettait de se bécoter à l’abri. Elle avait vu, honteuse et rougissante alors, les langues qui se cherchent et les yeux qui se baladent, précautionneuse disposition pour les premières mains fourrées ça, et là, et ici aussi. Une fois, elle était tombée viscéralement amoureuse d’un grand, et avait pleuré toutes les larmes de son petit corps de fillette lors du départ du garçon, auquel son aînée avait roulé des gadins dignes d’un jour d’armistice quelques heures avant. On se représente mal l’autorité souveraine que peuvent avoir les amours enfantins, et la fragilité de ce qu’ils heurtent résonne très sérieusement dans le martèlement creux des larmes assassines qui écorchent les joues des gamines inconsolables.
Puis sa sœur devint trop vieille, perdit de l’intérêt pour le camping, et refusa finalement d’y poser ses miches. Elle y préféra la compagnie de ses amis angevins, la maison avec piscine de l’un à Saint-Brévin dans laquelle ils se fourraient les week-ends de beau temps, la soûlerie tranquille sans la vigilance hypocrite dont Jean la bassinait, les amoncellement de cadavres de Kro devant lesquels ils tapaient la pose en photo, autant par provocation que pour montrer toute l’étendue de la subversion dispomaniaque dont ils étaient capables. Entre les cartons déchirés, les capsules recourbées et la cendre des mégots, dans l’espace annexé par leur jeu éthylique, c’était le peu de liberté qu’ils oseraient jamais conquérir qu’alors ils saisissaient déjà. Et déjà, dans l’étalage des clichés qu’ils afficheraient sur Facebook, se constituait au fond de leur cœur ce qu’ils garderaient comme leur espace chéri de toute-puissance, celui de l’accaparement mutin d’une évasion lisse et inoffensive, rythmée seulement par quelques rejets émétiques dont ils garderaient un souvenir drôle.