Lionel éteignit le poste radio du camtard en y replaçant sèchement le microphone, puis embraya dans la rue Saint-Just. La tôle de l’habitacle flageolait sur le bitume accidenté, et les ornières que le temps creuse très spécifiquement pour la mauvaise herbe faisaient tressauter tout son corps de condé. Il déboîta sur l’avenue Pompidou, et sur le front de mer. Il n’avait pas toujours créché en Vendée, mais aurait cru ne plus jamais pouvoir vivre sans le sentiment d’infini que procurait la contemplation de l’horizon marin. La fin du jour, son atmosphère accablante pesait entre ses épaules malgré ça, et l’inconfort lui tiraillait la nuque. L’océan ombrageux avait revêtu sa parure la plus sinistre, qui contrastait avec la pâleur d’outre-tombe du sable de la baie, sur lequel un cabot sans maître s’ébrouait joyeusement, parfaitement inconscient des drames humains qui se jouaient. Au plafond s’accumulaient des nuages volumineux au cœur desquelles grondait un orage froid, qui venait remplacer furieusement un soleil morne dont les dernières flammèches aveuglantes brûlaient à l’ouest au travers du tamis nuageux.
Enfin il déboucha dans le vieux Saint-Sébastien. Cette partie du bourg était séparée de la station balnéaire par une écluse pourrie, dont les portes ne s’ouvraient guère plus que l’été pour laisser passer kayaks de plage et pédalos de chez Marin’Loc. Le reste de l’année, elle voyait s’entasser contre ses portes de fer gondé, croissant au fil des mois, un amas de détritus et de cadavres de bestioles en putréfaction. Les voitures, elles, empruntaient un pont à une seule voie qui rouillait et grinçait joyeusement dans les embruns. Le vieux bourg abritait sa poignée d’habitants, seuls à demeurer à Saint-Sébastien hors-saison, gens d’une rugosité campagnarde habitués à se taper le cul sur les pavés du village, et dans l’âme desquels le crachin, qui tombait sans discontinuer de septembre à mai, avait par infiltration laissé de grosses flaques d’aigreur.
L’appel venait du 7-bis. Des riverains se plaignaient du raffut que faisait leur voisine, des cris effroyables de cochon qu’on égorge, des heures que ça durait et personne qui répondait à la sonnette, on osait pas entrer ça pourrait faire jaser. Madame Dupont, voisine tapageuse mise en cause, avait pourtant tout de la petite vieille que le flétrissement rend infailliblement aimable. Elle sortait peu. On attribuait cet isolement à son arthrose, à son Jules qu’était mort quinze ans avant qu’elle s’installe sur la côte, au fait que femme elle aie jamais eu de gosse, bref, à la nature infailliblement dramatique de l’existence, celle là même qui venait s’abattre dans les phrases des autochtones à la manière d’une ritournelle dont ils ponctuaient soigneusement l’ultime consonne d’un roulement caractéristique de terroir « Dame, la vie est dure… ». Le problème était anodin. Des querelles de voisinage de ce genre, son unité en gérait plus de quatre-cent par an, les stats s’affolaient pendant la pleine saison, faute à l’ivresse estivale. Son secteur recouvrait quatre patelins du genre de Saint-Sébastien : Bourgenay, Ragounite et Saint-Nicolas ; c’était un bon quart du littoral de La Ventouse qu’il parcourait en tous sens avec la conviction chevillée aux rangers de se rendre infiniment utile à ses concitoyens. Un coup de fil de la centrale, Netflix mis sur pause, sonner, toquer d’un air compassé que l’uniforme donne d’emblée à ceux qui y croient, et tout rentrait dans l’ordre.
Un truc faisait pas net dans cette affaire pourtant – Lionel, en homme conscient de son importance, y pensait en fronçant les sourcils –. Les dignes habitants de Saint-Sébastien se connaissaient bien, et l’impudeur que nécessite la prévenante pratique du colportage industriel de ragots ne tolérait guère de manquements à son exercice. Seul, il devrait comprendre ce qui avait empêché les voisins de la Dupont de régler le problème. Il avait déposé Maurice, son binôme de patrouille, en bas de chez lui avant de filer : ils essayaient d’avoir un enfant avec Nathalie, fallait comprendre, et Lionel, du haut de ses quinze années d’expérience à la brigade, pouvait bien s’en charger seul, même si le règlement l’interdisait. Il arrêta son véhicule chez la Dupont, au n°7. La vieillarde logeait dans une maison vendéenne typique, de celles qui l’été donnaient au vieux bourg un charme pittoresque de chouannerie oubliée, gisant quelque part entre les maisons aux murs blanchis à la chaux et volets azur, les certificats de baptême en fer forgé des bicoques, l’étroitesse des ruelles pluriséculaires et l’odeur de la vieille brique. Le reste de l’année, l’endroit suintait la misère marécageuse de la région et chacune des fissures qui lézardaient les murs disait l’indigence des exilés qui les hantaient. C’était un bourbier dans lequel les anciens crevaient, loin et seuls, sans avoir le temps d’arriver à l’hosto à cinquante bornes de là, et qui dévorait de tristesse les cœurs que l’habitude ne sédimente pas en caillasses somnambules.
A l’horizon les ultimes flammèches de l’étoile continuaient de percer, insatiable, les nuées, tandis qu’au-dessus du camion s’accumulait l’amas orageux dans un barouf de tous les diables. Lionel arrangea son uniforme dans le miroir du pare-soleil puis contrôla l’ajustement de la boucle de son ceinturon sur lequel pendait dans son holster rigide un P226, outil de dissuasion à l’efficace incontestée. Il s’autorisa à ne pas enfiler le gilet tactique blindé de serflexs et de magasins supplémentaires, réglementaire depuis Nice, et fourra sa gazeuse à gros gibier dans une poche cargo de son futal avant de sortir du fourgon et de se diriger vers le portail. La peinture bleu ciel s’y craquelait en larges pelures, et Lionel réprima une envie irritante d’en éplucher les plus massives. Derrière le porche se trouvait un petit jardinet laissé en friche et dans lequel une végétation croissait sans frein et incrustait les murs délavés. Lionel appuya sur la sonnette, manquant de justesse d’en décrocher le boîtier qui pendouillait à un fil électrique rachitique, à peu près dénudé et enroulé de scotch.
L’orage tonna comme un sursaut d’orgueil céleste et quelqu’un cria dans la maison. Le long hurlement prit Lionel par surprise, le tétanisa un instant, tout son corps écarquillé avec ses paupières. Par réflexe, il crispa ses doigts autour de la crosse du flingue, attendant de voir ce qui devait indubitablement s’échapper vociférant de la baraque. Rien ne vint. Le hurlement s’arrêta, reprit : impossible de déterminer l’organe qui pouvait émettre un tel son. Il se modula, devint scansion, alternant les aigus impossibles et les graves d’outre-monde, c’était un rugissement qui vrillait la cervelle, phonème qui ne pouvait appartenir qu’à moins et plus qu’une bête tout à la fois, c’était la bête avec son thème infernal, sa mélodie distordue, son appel aux racines de ce qu’il ne pouvait savoir être. La cacophonie l’ébranla un moment, et alors que le rythme se faisait plus frénétique encore, il prit son courage à deux pattes et poussa le portique, pogne ancrée sur son arme comme à un fétiche d’immunité.
Il gravit prudemment les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée de la maison, et en tourna la poignée doucement. Les cris s’arrêtèrent. Il se figea, statufié, se fit mortier dans le ciment émietté du cadre, et attendit. Un agglomérat de points noirs colonisa l’intérieur de ses pupilles alors que le martèlement sourd de son propre sang résonnait dans tout son crâne : il se demanda s’il n’allait pas tomber dans les vapes. L’averse commença à tomber en gouttelettes qui s’écrasèrent sur son front. Un voile de mousseline superposé d’une guipure défendait d’espionner l’intérieur du logement par le carreau de la porte, mais autorisait à quiconque se trouvant dedans de l’épier sans qu’il le sache. Quelqu’un aurait pu écarter le rideau violemment, de l’intérieur, et le dévisager d’un l’air exalté d’holocauste. Cela seulement aurait pu s’accorder à l’horreur qu’exprimaient les rugissements dont il avait été assailli. La tétanie réveilla un sentiment profondément enfoui de claustrophobie primitive, et le ciel se rapprocha de son caisson dégarni, caressa la plante de ses quelques tifs de vibrations électriques, noya ses cellules grises de peurs enfantines. C’était un piège, c’était sûr, et il était à la merci de ce qui l’observait par les fentes minuscules de la broderie de vioque bonne à clamser, et il n’osait plus bouger, l’immobilité pour seul camouflage.
Un éclair aveuglant fusa au-dessus des tuiles du toit voisin en accrochant son œil, et le tonnerre résonna dans les murs en faisant trembler la porte. Le cri repris au même moment, toujours aussi inqualifiable, entre l’hystérie absolue et le râle d’agonie sanglante, celui du fauve dévoré vivant et qui sent très exactement les crocs tailladant sa chair palpitante. La poignée tourna sans offrir de résistance. Lionel se retrouva dans une minuscule cuisine, ancienne salle de bain reconvertie, en témoignait le porte-savon jais incrusté dans le carrelage pastel usé de l’évier. C’était une kitchenette de grand-mère esseulée comme il en abondait par ici. Sur une table en sapin badigeonnée de lasure, une lugubre toile cirée à imprimé fleuri, une chaise en simili cuir et pieds alu, un poste de télévision cathodique à antenne – inutilisable sans doute depuis le passage à la TNT – sur une crédence sculptée, un bol à fruit en verre dans lequel une pomme achevait de pourrir, un télé sept jours vieux de deux mois. De l’eau croupissait en grandes flaques devant l’antique frigidaire. Aux murs : un papier peint zébré d’ocre et d’émeraude qui un temps aurait pu prétendre à une noblesse, une horloge à coucou cassée, une nature morte sans inspiration. Poussière et crasse dans les coins.
Le pire, c’était l’odeur. Il crut un moment s’être fait dessus. Une puanteur de taudis émanait de l’endroit, soupe de remugles de charogne et d’excreta que venait assaisonner un relent saumâtre qu’il mit un temps à reconnaître: l’exhalaison d’un sexe humide et infect. Le tapage retentissait d’autant mieux qu’il était dans un espace si confiné, lui vrillait le ciboulot comme à dessein. L’indistinction de la lumière d’entre chien et loup qui envahissait la pièce amplifiait sa gêne : il continua sa progression vers la suivante, de laquelle provenait la voix, et dans laquelle les tout derniers rayons orangés du soleil persévéraient à embrocher l’obscurité par une lucarne de misère.
Alors il la vit. Elle était tordue en une crispation inhumaine et cassée. La mère Dupont, nue sur son lit. La nausée saisit Lionel, qui gerba au pied du lit, à genoux, et se mis à sangloter sans raison, hoquetant comme un gosse. Dans la houle d’un drap froissé et poisseux se perdait le corps de la vieille, ridé et haletant, le bassin tendu vers le ciel et ses fesses flasques pendaient comme une unique peau. Ses seins s’étiraient sur la chair gigotante de son ventre, son nombril rempli d’une crasse noire empestait, les muscles atrophiés de ses membres ballottaient façon de collet de dindon. Ses jambes squelettiques s’agitaient en convulsions impossibles, et les veines qui les parcouraient, carte routière d’un petit pays de souillure, en disaient l’insupportable vigueur. Ses lèvres gercées à outrance hurlaient la soif. Son visage creux, beuglant, se tenait sur le fil du couteau, entre la terreur et l’épectase. Sur son bras décharné, le gauche, un tatouage passé, une marque de bétail, six chiffres qui clamaient la mort comme aucun n’avait pu le faire mieux, dans le calme plat de la raison triomphante : 116 020.
Entre ses jambes, la vieille frottait un tissu vert-de-gris. Lionel leva la tête. Elle le fixait maintenant, sensible enfin à sa présence, mais son mouvement saccadé ne s’arrêta pas, ni ses grincements animaux. Au contraire, elle amplifia à l’absurde le balancement de ses mains qui activaient l’uniforme contre sa fente ensanglantée par la friction. Un cliquetis agaçant accompagnait sa masturbation frénétique, et Lionel compris qu’il s’agissait des décorations teutonnes qui ornaient le poitrail de l’uniforme à la si jolie coupe, et dont l’encolure noire était ornée de deux runes armaniques ciselées qui signifiaient Schutzstaffel.
Les genoux dans son vomi, Lionel contemplait coi la vieillarde s’activer et se perdre un peu plus à chaque instant dans sa frénésie lubrique. Les derniers rayons de couchant qui filtraient s’écrasaient sur Madame Dupont, et le feu du soleil colorait d’un surplus d’ardeur les spasmes du corps déboîté. Sur une crédence, sous la lucarne, un cadre. La Dupont jeune, un bel homme, coiffé à la mode de l’époque, et qui se tenaient par le bras sur le papier photo jauni. Et la même femme qui, soixante-dix années plus tard, n’était qu’un hurlement le fixait, se branlait à en crever de faim, de soif, jusqu’à ce que sa voix ne soit plus sa voix et son corps cesse d’être corps et se confonde avec le drap avec le monde avec le soleil qui la consumait et que sa vie se taise en criant.
Elle s’arc-bouta à l’effroi. La jouissance parcourut son cadavre alors qu’elle mordait sourdement l’uniforme et en arrachait le col. Ses yeux se révulsèrent et sombrèrent derrière ses paupières, son ultime mugissement s’étouffa dans une dernière convulsion qui traîna, animant le cadavre de soubresauts glorieux après même que la vie l’eut quitté. Le soleil se retira de la dépouille, et l’oratoire où repose le tabernacle devint mausolée. Seul le blanc vitreux de ses yeux morts, ce regard halluciné qui n’était qu’un cri semblait continuer d’observer Lionel.
Il se leva, et puis parti.
Le petit Dylan, joufflu nourrisson de son état, naquit neuf mois plus tard des très fiers et décidément très heureux Maurice et Nathalie. Jamais Lionel ne revint au poste. Ce fut la puanteur qui permis de trouver les restes de la vieille, et jamais ils ne purent être identifiés.